27/12/2016
Jean-Yves Masson (4)
Une offrande (2e version)
(extraits)
Le temps n'aime pas les larmes, qui s'apitoie sur tout et rien
pourvu que ce soit de très loin, mais fuit la mort
quand elle s'approche, et dédaigne la compassion
qui tend la main à la misère dans les rues. Mais les larmes
sont le don de la terre au cœur de l'homme, elles montent du fond de la terre
comme la sève, elles sont une eau jaillie du sommeil.
(...)
Or donc je vous ferai confiance, mots qui me furent
donnés par la voix de ma mère, aux confins du pays des cinq fleuves,
sur une terre où la frontière avait tracé d'invisibles méandres,
dans un jardin peuplé de roses pour l'éveil. Je vous prendrai
comme vous êtes, imparfaits et parfaits à l'avenir, sans plus chercher
à exiger de vous autre chose que d'être corps
mêlés d'âme incertaine, argile humide de la langue, bonheur caché
sous la splendeur de ce manteau de terre que nous nommons
parfois, quand il nous plaît, un paysage. Et j’habiterai ce pays.
(...)
En toi l'enfant vivait encore, une petite fille
qui voulait un jardin avec une allée où courir,
et tu sortis de la maison, sans plus sentir
le froid vif de l'hiver. Je te vois, il me semble te voir,
qui sans effort rejettes les liens de la chair et délaisses
sans un regret ce simple manteau de la vie, et glorieuse et légère,
qui sors dans le jardin, vers la campagne,
dans la nuit finissante, et touches d'un doigt invisible
tous les rosiers que tu rencontres, ces plantes nues
que tu aimais.
(...)
Et je veux travailler, ma mère,
oui, travailler à vivre et tâcher au plus dur :
être homme simplement, dans un monde où l'humain
nous reste entièrement à inventer. Car nous avons oublié
ce que savaient les anciens jours, nous nous méfions
de l'humaine nature, avec raison, mais nous ne comprenons plus rien
de ce qu'est l'homme, ni de ce que sont les vivants.
Les vivants sont des âmes. Et parce que nous avons
de toutes les façons renié les fins de l'âme,
pour cela seul, le pire dans les siècles est advenu.
(...)
Tu m'appris la sagesse et le sommeil,
tu m'appris les signes tracés sur la page, et la musique qui console
et qui transporte, et, comme seul le pourrait un ange, châtie
les ingrats qui maudissent la vie. La musique parfaite qui dit
la mort, et qui n'embellit pas la mort.
Tu m'as donné le monde avec les livres,
et pour toujours cette seule compagne que je nomme
poésie.
(...)
Car c'est la joie qui nous relie. Et c'est donc
par la joie qu'il faut finir, c'est elle
qui lie, de ses bras d'offrande.
Poème publié dans le n° 117 (septembre 2016) de la revue ARPA (Clermont-Ferrand)
(J'ai quelque scrupule à faire lire ce magnifique poème de six pages ainsi mutilé, mais j'espère que ces fragments vous donneront désir d'aller le découvrir)
Jean-Yves Masson
Né en 1962. Recueils : Offrandes (Voix d'encre, 1995) ; Onzains de la nuit et du désir (Cheyne, 1995 et 1999, Prix Roger Kowalski) ; Poèmes du festin céleste (L'Escampette, 2002) ; Neuvains de la sagesse et du sommeil (Cheyne, 2007, Prix Max Jacob, Prix François Coppée, Prix de la Fondation Rainer Maria Rilke).
Également romancier, nouvelliste, essayiste, traducteur (Hofmannsthal, Rilke, Yeats, Mario Luzi, ...), directeur de collection, fondateur des éditions de la Coopérative, coéditeur de l'Histoire des traductions en langue française en quatre volumes (Verdier), professeur de littérature comparée à l'université de Paris IV Sorbonne.
Déjà invité dans Poésiemaintenant, les 30 avril 2006, 21 octobre 2008 et 6 octobre 2012.
15:25 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, poésie contemporaine
02/07/2016
Yves Bonnefoy (1923 - 2016)
Une pierre
Longtemps dura l'enfance au mur sombre et je fus
La conscience d'hiver ; qui se pencha
Tristement, fortement, sur une image,
Amèrement, sur le reflet d'un autre jour.
N'ayant rien désiré
Plus que de contribuer à mêler deux lumières,
O mémoire, je fus
Dans son vaisseau de verre l'huile diurne
Criant son âme rouge au ciel des longues pluies.
Qu'aurai-je aimé ? L'écume de la mer
Au-dessus de Trieste, quand le gris
De la mer éblouissait
Les yeux du sphinx déchirable des rives.
Pierre écrite (1965) in : Poèmes (Poésie Gallimard, 1982)
On me parlait
On me disait non, ne prends pas, non, ne touche pas, cela brûle. Non, n'essaie pas de toucher, de retenir, cela pèse trop, cela blesse.
On me disait : lis, écris. Et j'essayais, je prenais un mot, mais il se débattait, il gloussait comme une poule effrayée, blessée, dans une cage pleine de paille noire tachée de vieilles traces de sang.
La vie errante (Mercure de France, 1993)
Yves Bonnefoy
(1923 - 2016). Parmi ses autres recueils : Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953) ; Hier régnant désert (1958) ; Anti-Platon (1962) ; Dans le leurre du seuil (1975) ; Rue Traversière (1977) ; Ce qui fut sans lumière (1987) ; Là où retombe la flèche (1988) ; Début et fin de la neige (1991) ; Plus loin, plus vite (1996) ; L'encore aveugle (1997) ; La pluie d'été (1999), Les planches courbes (2001).
Récit : L'écharpe rouge (2016).
Nombreux essais sur l'écriture poétique, la traduction, la peinture.
Traducteur de Shakespeare.
19:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, poésie contemporaine
17/01/2016
Bernard Montini
Et tous ces mots qui manquent de salive
Pour étayer leurs nuits concaves
Venus de nulle part
Ils ont le goût sonore
D'un ailleurs démâté
La flamboyance inconnue
D'une parole à venir.
* * * * *
Ils remontent l'eau du puits
Regardent s'épuiser les cirrus
Adossés à l'anse
L'air est si doux
Ils scrutent leurs paumes ravinées
Détournent la tête
Vers des senteurs de thym
Puis ne bougent plus
Le visage noyé au-dessus de leur seau
Ignorant
Qu'ils viennent d'inventer les larmes
* * * * *
Un silence d'âme
Guette avec acuité
Ce bruit chiffonné
Des corps déchus
Le froissement de chaque solitude
Est l'histoire du monde - pensent-ils
En mangeant leur figue
Sous l'ombre du figuier.
Corps et âmes. - éd. Le Bruit des autres, 2010. - 126 p.
Bernard Montini
Né en 1946. Parmi ses autres recueils : Juste avant la neige (éd. Saint-Germain-des-Près, 1993) ; La petite sirène de Copenhague (éd. Le Bruit des autres, 1994) ; Ombres en portées (éd. Le Bruit des autres, 1995) ; Profils perdus d'un colporteur (éd. Le Bruit des autres, 1996) ; Halages (éd. Le Bruit des autres, 1997) ; Cardiogrammes (éd. Le Bruit des autres, 1999) ; Dans les gerçures du temps (avec "L'étreinte des oiseaux" de Gabriel Lalonde, éd. Le Bruit des autres, 2001) ; Si un jour ou Le livre des reconnaissances (éd. Le Bruit des autres, 2003) ; La vie funambule (Couleur livres, 2013).
16:51 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, poésie, poésie contemporaine