02/08/2022
Richard Rognet
La hauteur me manque
j'en suis toujours
à baver sur les mousses,
étoile en moi brûlante,
son image si loin, dans l'appel
d'une perfection jamais osée.
Un cri demeure ici,
la-bas, venu d'on ne sait
quelle naissance,
la mienne, peut-être, dans l'empreinte
laissée, abandonnée
aux pierres par une femme
à peine figurée. Monter vers où ?
à l'intérieur qui aspire
le dehors ? Le ciel
meurt en nous, suivant les courants
du sang, liquide imparfait
où ne se joue pas le destin.
* * *
Je viens de déchirer
un mot, pour voir
ce qu'il avait dans
le ventre, je viens
de me faire grand
mal, j'ai entendu
les cris de la défaite
de ses frères, parce qu'il
faut bien admettre
que ce mot anéanti
entraîne avec sa mort
toute ma vie passée.
( Le Porteur de nuages, éd. de Corlevour, 2022, 74 p. )
Richard Rognet : Né en 1942. Parmi ses autres recueils : Petits poèmes en fraude (Gallimard, 1980, 1997, 2012) ; Recours à l'abandon (Gallimard, 1992) ; Dérive du voyageur (Gallimard, 2003) ; Un peu d'ombre sera la réponse (2009, 2014) ; Élégie pour le temps de vivre, suivi de Dans les méandres des saisons (Gallimard, collection Poésie, 2015) ; La jambe coupée d'Arthur Rimbaud (éd. L'Herbe qui tremble, 2018).
18:25 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, poésie contemporaine
31/10/2019
Chantal Dupuy-Dunier (4)
Au fur et à mesure que nous montons,
la végétation se raréfie.
Fougères, bruyères et genêts remplacent la forêt.
Le poème abandonne tout caractère urbain,
pourrait redevenir sauvage,
poème d'avant le poème.
Quel but pour l'itinéraire scriptural ?
Voyager à même les lignes
ou dérailler ?
Déplacer sans cesse le lieu du poème,
bousculer le texte,
l'empêcher de se fixer,
le priver de toute sécurité sédentaire.
* * * * *
Un train glisse
jusqu'à la mère,
jusqu'à son enfance et la mienne.
La rouille anticipe la couleur du sable.
(Au soir,
des pêcheurs feront sécher leurs filets
aux montants des wagons, sur quelque voie de garage,
et leur nuit sera bleue de poissons endormis.)
* * * * *
Toutes les vaches parlent sans doute
la même langue,
les arbres aussi
lorsque le vent leur donne la parole.
* * * * *
Corbeaux écrivant sur fond d'arbres nus
les quatre lettres qu'ils connaissent.
Troncs de bouleaux qui défilent derrière la fenêtre,
bûchettes blanches.
A l'école maternelle,
on composait des dessins avec,
naïves maisons, girafe ou chat,
un train.
Déjà invitée dans Poésiemaintenant les 12 mai 2006, 11 novembre 2007 et 21 janvier 2009.
17:17 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, poésie contemporaine, poèmes, poésie, poète
15/03/2019
Marc Fontana (3)
LE PREMIER TRAIT DU PREMIER MOT
à Wang Yang
à Vladas Braziunas
Sa voix qui trébuche dans ma langue et ma voix qui tangue dans la sienne et pour mieux nous comprendre nous prenons appui l'un sur l'autre sur ce gué de mots glissants, concassés
Mais que sont les mots que sont-ils sinon des pierres posées sur le courant, l'épreuve du passage se rit de l'équilibre prêt à se rompre
C'est un rire de porte battante de drap rejeté un rire pour respirer car enfin rien n'est important autant que sentir la vie incertaine, avons-nous le temps de fonder de bâtir, avons-nous tant de temps ?
Une barque glisse et s'éloigne de son appontement, la présence s'étire, ombre dans le moment du soleil, nuage elle prend forme et se délite, elle est un mouvement, parfois si lent, tellement possédé de lenteur qu'il en paraît presque dissout, elle respire, elle respire avec nous, elle est ce feu qui danse de flammes si légères et de braises si denses
Nous avons l'impatience ailée, la vertu du sourire dessine le premier trait du premier mot.
* * * * *
LA VILLE INTÉRIEURE
Penché je vois le soleil orange au-dessus de la tour
Dongguan Jiaolou et des trains blancs
Qui partent vers l'Est
Tout près sept kakis alignés sur le bord d'une fenêtre
Et je ne vois pas plus loin que la petite épicerie Hualian
En bas
Dehors une partie de cartes s'éternise malgré le froid
Et le coiffeur rentre les serviettes qui ont séché
Je suis aux marges de la ville intérieure
Je sais
Que tout va être aspiré par la nuit
Les grenades ouvertes sur l'étal du marchand de fruits
Le visage enfumé du vendeur de brochettes
Les cerfs-volants dirigés aux seules lumières pincées sur leurs fils
Les lacs cuivrés les arbres éclairés aux néons les couples qui dansent
Les façades en miroirs et les murs sang de bœuf
Les policiers impassibles et les passants peu vêtus
Les cyclopousses les rabatteurs les mendiants
Qui vous touchent et disent money
Les arrogantes Bentley
Les militaires de faction parfaits automates
Je vois
Les avenues les ruelles les recoins les cours
Je respire les gaz d'échappement je sens
Les relents d'égouts et
L'odeur de la patate douce chaude
Même les appels les éclats de voix vont être aspirés
Par la nuit et je la sens aussi
Qui se dilate et s'étend et se hâte
D'un froid trouble gercé de lueurs
Mais je suis seul et aux marges
De la ville intérieure
Le silence m'éloigne
D'ici
* * * * *
VERS LE SOIR
Vers le soir, parfois, nous cherchions à comprendre ce qui nous portait.
Reprenait forme ce que nous avions délaissé, qui n'existait que par nos yeux et que souvent nous ne voulions pas voir, cet élan de gestes retenus qui n'étaient qu'à nous en ces moments seulement. Nous nous savions en profonde confidence, nous écartions les mots qui auraient contraint le désir à étreindre toute parole, qui auraient laissé derrière nous ce par quoi demeure la durée complice. Nous choisissions d'autres mots pour remonter le cours sans vertige, pour mieux voir les contours de ce portrait mouvant, le nôtre, subjugués. Et quand nous nous taisions, c'était comme nous retrouver sous un arbre, un peuplier dans le vent peut-être, mains et lèvres nus de toute attente. Nous étions si proches alors, et reconnaissants.
* * * * *
ELLE DÉCOUVRE SA NUQUE POUR NOUER SES CHEVEUX
à Siyi
Ce même don des gestes qu'au bouquet
Mais les yeux bannis de la coiffure
C'est à l'aveugle bras rejetés
Qu'elle soulève ses cheveux
Et les noue après les avoir lissés
Saisis tirés tordus pétris
Au-dessus de sa nuque
Qu'elle découvre
Tandis qu'une de ses mains assure
La forme du chignon, sous la caresse
De l'autre la nuque s'étire
Et les dernières mèches relevées
La laissent à elle-même
Nue tellement elle se montre
A celui qui fera d'elle ce portrait
D'un regard pris dans un essaim de mots
Traversée du Parc Ritan, préface de Pierre Dhainaut, oeuvres graphiques de Li Chevalier.
- Paris : éditions Au Pont 9, 2018.
Marc Fontana
Né en 1957, a vécu en Chine de 2009 à 2013. Recueils précédents : L'Été devenir (éd. Barré Dayez, 1982) ; Poèmes jazz (éd. Fer de chances, 2001) ; Épreuves du grand moment (éd. L'Harmattan, 2008). Un de ses poèmes a été repris dans l'anthologie L'année poétique 2009 des éditions Seghers. Plusieurs de ses poèmes ont été traduits en chinois, russe, bulgare et lituanien.
Nouvelliste ; traducteur de l'italien (Moravia, Ripellino, Marisa Volpi, aux éditions de l'Aube) et du lituanien (Vladas Braziùnas, aux éditions de l'Harmattan) ; rééditeur et préfacier de plusieurs oeuvres de Louis Parrot ; rédacteur en chef de la revue Linea de 2004 à 2006 ; maître d'oeuvre de l'exposition Victor Segalen, Stèles, 1912-2012 ; coordinateur de deux dossiers critiques consacrés à Pierre Dhainaut (revues Linea, 2006 et Arpa, 2015) ; contributeur au dossier Pierre Dhainaut de la revue Nu(e), 2010.
Précédemment invité dans Poésiemaintenant les 4 mars 2008 et 1er mai 2006.
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